Autoproclamé média le plus immersif jamais inventé, le jeu vidéo a pourtant parfois du mal à véritablement ne faire qu'un avec le joueur. Si son interactivité nous donne un contrôle direct, elle est aussi paradoxalement la barrière qui nous empêche d'être totalement happés par une œuvre.
Et puis parfois, arrive ce moment totalement grisant, quand on entre dans « La Zone ».
Il y a des constatations qui peuvent sembler limpides, parfaitement logiques. La vie n'est qu'une question d'interaction et le jeu vidéo est le seul média qui peut se targuer de faire de l'interactivité, le cœur de son expérience. Du rôle de spectateur, on se retrouve aujourd'hui propulsé à celui d'acteur. On incarne donc un personnage. On vit l'aventure. C'est parfaitement clair. Sauf que l'on joue ce personnage. Nous ne l'incarnons pas, mais lui faisons simplement effectuer par une succession de pressions sur quelques boutons, des actions plus ou moins réalistes, plus ou moins prédéfinies. C'est une nuance de taille puisque parvenir à contrôler un personnage requiert une véritable concentration, une dextérité qui n'a rien d'évidente : allez savoir qui en a décidé ainsi, mais aucun jeu ne se joue de la même manière. Allons même jusqu'à dire que si jamais un jeu venait à trop s'inspirer du gameplay d'un autre, il serait aussitôt vilipendé sur la place publique.
C'est devenu un gimmick, chaque titre débute désormais par une phase d'apprentissage, le bien nommé tutoriel, que l'on qualifie poliment de long et ennuyeux dans la majeure partie des cas. On devine d'ailleurs l'inventivité dont font preuve certains créateurs pour rendre cette phase la moins déplaisante possible au joueur qui doit focaliser toute son attention sur la maîtrise d'un nouveau personnage, décidemment bien différent de tous ceux qu'il avait jusqu'à présent rencontrés. Cette étape nécessaire n'en est pas moins poussive : elle révèle l'obstacle que peut constituer la manette et le contrôle des cet avatar.
Des études sont d'ailleurs régulièrement citées dans le débat concernant la violence dans les jeux vidéo, qui démontrent l'aspect distanciant que peut avoir la manette. Le joueur se concentre sur les contrôles mais aussi sur son rôle, et ce qu'il doit réaliser pour permettre à l'aventure de progresser. L'impact de la violence s'en verrait réduit. N'en est il pas de même pour l'œuvre au sens large ? Rappelons que le joueur doit penser à tout : il déplace son personnage, interagit, gère son inventaire, consulte sa barre de vie, la carte... Ces éléments qui nous semblent finalement très naturels puisque calqués sur la réalité créent pourtant une distance : tout cela n'est évident que dans la « vie réelle ». On ne réfléchit pas pour savoir comment marcher, interagir, si l'on va bien et où l'on est. Ces indicateurs éloignent forcément le joueur de l'aventure : ils nous rappellent à chaque instant que nous sommes dans un jeu, rien qu'un jeu.
Au contraire, le cinéma ou la littérature, mais plus généralement la majorité des arts narratifs qui ont précédé les jeux vidéo, ont cette capacité à pouvoir se rapprocher au plus près du spectateur. Pour l'un, on ne vous demande que de regarder et écouter, pour l'autre, de lire. S'il existe bien évidemment une distance, elle est ici beaucoup plus fine. Nombreux sont ceux pour qui lire est une évidence. Le cinéma a quand à lui un côté universel fascinant. Toute notre concentration se focalise alors sur l'œuvre, ce qu'elle nous raconte, nous fait voir, et nous propose finalement presque de vivre. Au cinéma, même au beau milieu de centaines de spectateurs, on est seul. Seul face au film. Seul face à cet écran gigantesque qui vient solliciter notre large champ de vision. Seul, transporté par un son qui arrive de tous les côtés : on est au beau milieu du film. Pas toujours bien sûr, mais plus souvent qu'on ne l'est dans le jeu vidéo.
Cette proximité, on l'entrevoit tout de même parfois manette en main. C'est ce qu'on appelle « La Zone ». Le terme est généralement associé à des jeux de purs réflexes, de course notamment, mais a progressivement vu sa définition étendue à ces moments où le jeu nous happe totalement. Le contrôleur s'efface, le joueur ne réfléchit plus aux actions qu'il doit réaliser : il les fait, parce qu'il connaît suffisamment le jeu pour qu'y progresser soit devenu naturel, ou plus simplement parce que son gameplay est évident.
Alors, s'il n'y a plus de contrôleur, et que c'est bien le joueur qui exécute les mouvements du personnage, c'est donc le joueur qui est « dans » le jeu vidéo. Grisant. Des moments presque hors du temps, mais qui, au-delà de leur rareté, ne durent jamais bien longtemps. Le pad, l'interface, les obstacles, la mission : l'attention que nécessite tous ces éléments nous rappellent rapidement que nous ne faisons que jouer. Rares sont alors les titres à pouvoir se vanter de vous y conduire.
Les productions au gameplay épuré ou au rythme plus calme s'y prêtent forcément, de même que ces jeux que l'on retourne, que l'on connaît par cœur, et qui deviennent évidents à jouer. Tout du moins jusqu'à ce que par malheur, on se décide à jouer à autre chose. La cassure peut s'avérer brutale. Elle tend pourtant à se réduire au fil des années.
L'évolution technologique indissociable de l'industrie a bien entendu largement contribué aux progrès visuelles qui attirent toute l'attention, mais elle a aussi profondément bouleversé les gameplay qui nous ont été proposés, c'est à dire, les règles d'interaction de notre personnage avec ce qui l'entoure. On a multiplié les polygones, multiplié les boutons, multiplié les actions, multiplié les combinaisons. Cette évolution a bien entendu ses bons côtés, puisqu'elle tend à nous offrir une interactivité de plus en plus absolue, à l'image de celle qui régit « la vie réelle », mais le fait à travers un périphérique qui n'a lui rien de réel. Appuyer sur un bouton pour aller à droite, un autre pour aller à gauche, c'est nécessairement plus simple et évident, que de faire haut R1 croix croix, pour escalader un mur . Cette spontanéité, on la retrouve parfois lorsqu'on s'investi sur certains titres. Pourquoi alors vouloir absolument mettre à l'épreuve ce naturel enfin trouvé, cette évidence dans l'interaction, en cherchant à tout prix redéfinir ces réflexes durement acquis ?
Tout en proposant des gameplay bien à eux, il est justement intéressant de noter que de plus en plus de titres tendent à simplifier les interactions qu'ils proposent. L'agilité d'un Ezio Auditore contraste par exemple avec le peu de manipulations nécessaires au joueur. Batman Arkham City propose certainement l'un des plus incroyables systèmes de combat, qui tire son génie d'un subtil mélange de simplicité et de profondeur. L'absence d'interface (barre de vie, indicateur de munitions... communément appelée HUD) d'un Amnesia contribue énormément à la sensation d'étouffement et de malaise qu'il procure. Autre exemple, Gran Turismo n'est pas une simulation, mais donne l'impression de l'être en prenant justement en considération le manque de naturel induit par la manette : la concentration nécessaire au pilotage d'une voiture dans Gran Turismo à la manette est finalement très proche de celle nécessaire à la conduite d'une véritable voiture.
Si cette simplification répond évidemment à une démocratisation du jeu vidéo et à la multiplicité des publics auxquels il doit s'adresser, il ne se fait pourtant pas au détriment de tous les joueurs. Certains pestent face à ce qu'ils voient comme un appauvrissement du gameplay. D'autres en profitent pour pouvoir vivre ces aventures plus directement.
A côté des grosses productions, cette évidence ressurgit également de manière éclatante via la dématérialisation. On y retrouve ainsi cette simplicité dans le contrôle, cette idée de gameplay géniale et que l'on intègre en quelques minutes. On parle d'ailleurs souvent de l'invité qui émane de certains titres dématérialisés, qui, limités techniquement, se doivent de proposer des expériences innovantes. Cette fraîcheur, ils ne la doivent pas à une multiplication des interactions, mais bien au minimalisme de leurs contrôles, à la simplicité de leurs règles. Un gameplay épuré qui laisse le game design pleinement s'exprimer. En comprenant instantanément ce qu'il doit faire et les moyens qui lui sont offerts pour, le joueur donne alors plus facilement son attention aux défis qui lui sont proposés, à l'histoire qui lui est racontée. Flower et Journey sont certainement les meilleurs représentants du genre, tant ils savent user de retenue pour finalement plonger le joueur au cœur même de leur univers. Mais la recette s'applique à bien des genres, de l'incroyable Trials Evolution au surpuissant Limbo. Autant de titres qui font bien vite oublier le pad que l'on tient entre les mains, et qui, par le naturel de leur gameplay et l'évidence du rôle donné au joueur, parviennent à procurer quelques frissons, quelques moments où l'on s'abandonne véritablement au jeu.
Et voilà qu'on peut même faire définitivement disparaître la manette. Enfin pas complétement, puisque « la manette, c'est vous ». Excellente tagline de Kinect qui a au moins l'honnêteté d'afficher au grand jour à quel point l'accessoire est limité. Sur le papier, Kinect permet de faire n'importe quel geste et de le voir reproduit par son personnage. On a bien vite réalisé qu'on en était très loin : votre corps n'est ici qu'une manette, qui, par un mouvement, va permettre de déclencher une action, généralement différente, dans le jeu. Alors même qu'un périphérique comme Kinect devrait briser la barrière créée par la manette, de nombreux studios ont ainsi eu pour premier réflexe, d'adapter des jeux... jouables à la manette. Or, là où appuyer sur un bouton pour faire bondir un personnage à plusieurs mètres est presque devenu une évidence au pad, il n'en est rien sur Kinect, le joueur en étant physiquement incapable. On nous propose d'incarner les plus grands super-héros. Sauf que nous n'en sommes pas : on gesticule, on bouge, tant bien que mal, comme on nous le demande, pour faire exécuter à son personnage, d'autres mouvements. L'expérience s'avère extrêmement déstabilisante, et on érige ainsi une nouvelle barrière entre le joueur et l'univers qui s'offre à lui. A moins que l'on ne devienne incessamment sous peu de réels super-héros, vouloir nous en faire incarner sur Kinect semble une mission délicate.
Justement, les plus grandes réussites de l'accessoire sont des jeux qui sont parvenus à limiter cette distance : Child of Eden, par sa simplicité, Kinect Disneyland, parce qu'il vous plonge dans la peau d'un enfant normal, qui reproduit vos mouvements, et à l'occasion de quelques mini-jeux, se met à rêver... et à se prendre pour un héros.
Ces réussites ne doivent rien au hasard. Ces titres, qui parviennent à créer ce moment d'extrême proximité avec l'œuvre qu'on appelle « La Zone », nous laissent ainsi entrevoir le potentiel immersif encore inexploré du jeu vidéo. On imagine mal l'industrie bouleversée du jour au lendemain par une volonté soudaine de tout reprendre à zéro, et réfléchir à ce qui pourrait permettre au joueur de se sentir véritablement investi, au cœur de l'univers qui s'offre à lui. Malgré tout, les dernières années ont démontré de véritables tendances vers cette simplification. Cette épuration du gameplay qui permet au game design de mieux s'exprimer se retrouve ainsi dans de plus en plus de grosses productions, mais trouve son plus grand réservoir d'idées sur Steam, le XBLA ou le PSN. Encore très jeunes, ces nouveaux systèmes de distributions ont finalement permis l'émergence d'expériences absolument jouissives. Espérons qu'elles continueront de nous éblouir comme elles savent si bien le faire ces temps-ci. Guettons aussi d'un œil curieux et intéressé les nouveaux détecteurs de mouvements qui pointent le bout de leur nez : s'il gagnent en précision, peut être les créateurs auront la clairvoyance de ne pas faire de nous des manettes, mais bien des personnages de jeux vidéo.
article original sur www.mygamerslife.fr